L’étiquette

Posted by on Nov 10, 2014

Quand on court toujours sur le même chemin, semaine après semaine, on croise toujours les mêmes gens – le même genre de gens, à tout le moins – et savoir comment saluer convenablement chacun n’est pas tâche aisée. Avant je courais à Vincennes, maintenant je longe la côte. Le public n’est pas tout à fait le même, mais il y a tout de même quelques invariants.

Dans le petit bois de chênes, juste avant d’arriver plage nord, on croise les joggers occasionnels. Les matinées de semaine, ce sont des gens ni très jeunes ni très minces, beaucoup trop équipés, et qui semblent fort à la peine – notamment parce que, trop couverts, ils meurent de chaleur et suent comme des gorets. Ils ont honte alors ils ne saluent pas. Le mieux est d’en faire autant pour ne pas ajouter à leur calvaire.

Le dimanche, par contre, on croise des joggers du dimanche. Ils sont généralement grands et très minces, très bien habillés (marcel crème ultra échancré et cargo short Z&V, baskets Ben Simon), et très vraisemblablement parisiens. Ils courent tout doucement, l’air pénétré, sans émettre la moindre goutte de sueur. A l’instant où on les croise, ils émettent un ‘Bonjour’ surpris et blessé, parce qu’ils estiment qu’il fallait les saluer pour reconnaître et souligner qu’en dépit de nos différences (eux grands et beaux, moi petit et massif, eux à ma vitesse de marche rapide, moi fonçant) nous pratiquions la même activité. Ils rentrent sans doute déjeuner chez eux en pestant contre la rustrerie et le manque d’hospitalité des indigènes, qui sont incapables de reconnaître qu’on fait le premier pas vers eux.

Sur le sentier qui longe le camping, les familles. Qu’elles comptent deux ou onze membres, elles occupent toute la largeur du chemin. Il faut courir dans les fourrés ou profiter d’un élargissement temporaire du passage pour les distancer. Il y aura toujours un gamin pour vous poursuivre et vous dépasser à son tour – facile quand on n’a pas 10 km ou 30 ans dans les jambes – mais dans l’ensemble les gens sont bienveillants et sympathiques. En général j’expire un « Pardon » quand je les dépasse (pour m’excuser du spectacle et de l’odeur).

Un peu plus loin, vers la petite pinède, un couple de vieux qui vient de quitter un banc. Lui se retourne en entendant les clés qui tintent dans ma poche et passe un bras protecteur autour de l’épaule de sa femme. Il l’écarte ostensiblement du milieu du chemin en me jetant des regards mauvais, exactement comme si j’étais un véhicule à moteur. Son bonjour à lui sera courroucé. Je ne réponds pas.

Après le petit pont, il y une crique un peu sauvage où la végétation est dense. On ne résiste pas à l’envie de s’arrêter un instant pour se soulager contre un arbre, ce qui ne manquera pas de faire se matérialiser des hordes de promeneurs dans toutes les directions. Un « Hum, euh, désolé. » fera l’affaire.

Les chasseurs, on ne les croise pas vraiment. Ils sont seulement plantés là, au sommet du talus, à attendre que la battue leur amène une pauvre bête à peine sortie de sa cage. Ils ne disent rien, parce qu’ils n’ont pas le droit d’être là. Sinon tu peux être sûrs qu’ils ne se feraient pas prier pour te dire de dégager. Ils se contentent d’un regard mauvais. On pourrait être tenté de pouffer mais je recommande l’indifférence appliquée, car après tout c’est une mauvaise idée de narguer quelqu’un qui s’ennuie et a un fusil chargé dans les mains.

En dehors des périodes de chasse, on ne croise pas grand monde sur la plage sauvage. Il faut dire que c’est difficile d’accès. A un moment, en plein milieu, il y a un étrange petit abri fabriqué à partir des trucs les moins sales qui traînent – planches, filets de pêche, pare-battages, etc. L’abri change de semaine en semaine, selon ce que la mer rejette. Je me suis toujours demandé à quoi il servait, et puis une fois, j’y ai vu deux messieurs d’un âge respectable, fort bien conservés pour ce que j’ai pu en voir, qui bronzaient nus comme des vers. Ils se tenaient la main. La barrière hétéroclite les protégeait de la marée.
Là, le mieux est de faire celui qui n’a rien vu.

Au bout de la plage, un petit parking sert d’aire de camping-car officieuse. Le matin, je passe au milieu de gens qui prennent leur petit déjeuner, font leur toilette ou se dégourdissent les jambes. J’aime bien leurs camions pourris mais j’ai tout de même l’impression de traverser leur cuisine.

L’après-midi, à côté des camping cars, il y a des gens venus se promener. Ils se garent au bord de la falaise et regardent les îles. En général les adolescents et les messieurs restent dans la voiture à jouer avec leurs téléphones tandis que les dames sortent faire quelques pas. Les plus courageux prennent leur petit sac à dos et marchent le long de la falaise jusqu’à une cabane isolée et fascinante, un peu plus loin.

Quand j’arrive au vieux bunker, je suis enfin seul.

C’est toujours au retour, quand on a les jambes qui tirent et le visage couvert de sueur, qu’on croise les autres types qui courent. Je veux dire ceux qui courent vraiment.

Il y a les triathlètes, incroyablement puissants, qui défoncent le sol à chaque foulée ; ils sont seulement vêtus d’un micro-short et d’un marcel en kevlar qui laissent bien voir leurs énormes muscles. Avec eux c’est simple. Jusqu’à quelques mètres de distance, chacun regarde droit devant lui, le regard haut et fixé sur ses propres limites, limites qu’il entend bien enfoncer, aujourd’hui encore. A deux mètres les regards se croisent. On se jauge. Si on en est digne, le triathlète fait un petit signe de tête, qu’il faut lui rendre au plus vite afin qu’il puisse à nouveau fixer son attention sur les souffrances qui l’attendent.

Il y a ceux qui font du trail. On les reconnaît à leurs harnais bizarres, à leurs gourdes ergonomiques, à leur démarche bondissante et aux yeux écarquillés qui leur donnent l’air de fanatiques inoffensifs. Ils se moquent bien qu’on les salue ou non.

Et puis il y a les marathoniens. Secs et noueux, seulement vêtus d’un vieux short et d’un maillot Décathlon, ils fendent l’air sans effort – quand on les voit arriver, il faut d’ailleurs un peu de temps pour s’adapter à l’incohérence manifeste entre leur vitesse et leur foulée tranquille. Je me contente en général de les regarder passer, le sourire aux lèvres.

(Vous voyez la tour carré, à l’horizon, à peu près au milieu ? C’est là, chez moi)

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