Les vêtements

Posted by on Mar 4, 2020

Ça fait maintenant plus de trois mois que je suis obsédé par Vinted. J’ai tout essayé pour m’arrêter, je désinstalle l’appli je bloque l’URL je cache mon téléphone, mais au bout du compte j’y retourne chaque fois. En fait je veux aussi des baskets montantes turquoises, et un pantalon pour l’été, et pourquoi pas une saharienne, et ce t-shirt avec des parapluies il est joli non ? Et bim, commandé commandé commandé.

Vinted, le réseau social honnête

Vinted a réussi là où Vide-dressing et tous les autres avaient échoué (ou n’avaient réussi que très modestement) en devenant un réseau social : on s’abonne à des marques et à des dressings, on remplit son profil et on échange des messages, et vingt fois par jour on va consulter son feed pour voir la chair fraîche — tout est comme sur Facebook, mais sans les conspirationnistes et les cousins fachos.

Si Vinted réussit à rester un espace accueillant là où les réseaux sociaux habituels deviennent rapidement irrespirables, c’est en étant absolument sincère quant à sa nature marchande. Les gens qui vendent de beaux vêtements ne sont pas là pour informer le monde de l’excellence de leur garde-robe, ni pour se positionner sur une polémique ou faire carrière ou que sais-je, ils sont là pour conclure des transactions. Bien sûr il y a des déceptions et des gens malhonnêtes, mais sur Vinted tout est univoque. Mêmes déçues, les promesses restent vraies : Vinted me donne chaque fois quelque chose de tangible en échange de mon temps et de mon attention, et pas seulement le sentiment que tout le monde a une vie simultanément plus intéressante et mieux pilotée que la mienne.

En trois mois, j’ai refait l’intégralité de ma garde-robe, et maintenant j’en suis à offrir des vêtements à ma compagne et à mes enfants, juste pour le plaisir d’avoir des trucs à benchmarker. À cette occasion j’ai pu constater que ce n’était pas tout à fait la même ambiance chez les femmes que chez les hommes. Déjà, ça va beaucoup plus vite chez les filles : les trucs beaux et pas chers partent presque instantanément, pas le temps de peser le pour et le contre, il faut se précipiter.

Chez les hommes on a encore la chance de tomber, parfois, sur le type qui veut juste se débarrasser de ses vieilleries, prend une photo pourrie et fait une faute d’orthographe au nom de la marque. Et même quand elles sont compétentes, les annonces des hommes sont généralement factuelles, sèches. Les plus bavardes se contentent de détails techniques. Les connaisseurs se permettent parfois un « pièce rare », un « sold out partout » ou un « coloris recherché », mais c’est tout. On n’est pas là pour rigoler, c’est du sérieux ici.

Les filles, elles, s’interpellent, se tutoient, communiquent volontiers, bref veulent à tout prix faire communauté. Au début ça fait bizarre. Même leurs photos sont différentes : c’est mieux mis en scène, parfois avec des mannequins, et surtout il y a beaucoup plus de photos portées : les filles se photographient devant leur grand miroir, dans une tenue qui met en valeur le vêtement qui fait l’objet de l’annonce (ce qui est assez troublant, car entre le visage généralement coupé ou masqué, le décor intime et les poses avantageuses, ces photos évoquent tout à fait l’esthétique de la pornographie homemade).

Les photos portées sont nettement plus rares chez les hommes (de fait, je me rends compte que je n’en prends pas pour mes propres annonces, à moins qu’on ne m’en demande une). Parfois c’est manifestement la copine, responsable du vidage des placards, qui a dit : « Allez viens chouchou, on va vendre ton vieux manteau. » Et le malheureux se retrouve à poser au milieu de l’entrée dans son manteau trop petit, les bras écartés et le bide rentré pour tâcher d’échapper au ridicule – même si le visage n’est pas sur la photo, on sent bien son air humilié et confus.

Et enfin il y a mon autre genre de photo favori, « J’ai demandé à ma copine sexy de poser pour la photo portée », qui produit moult clichés de filles en short en jean, censément pour vendre des t-shirts trop grands pour elles. Ou peut-être que c’est juste que cette fois, Chouchou a refusé de prendre la pose, instruit par son humiliation de la dernière fois.

Choisir des vêtements sur Vinted exige de se projeter, d’imaginer leur texture et leur coupe pour les essayer en pensée, dans un geste mental assez similaire au choix de la boîte en plastique adéquate pour transvaser le contenu d’une marmite ou d’un saladier. Il faut se faire une idée de leur couleur, aussi, en jonglant avec celle indiquée (« rouge », « marine », « menthe ») et celle qu’on voit sur notre téléphone, déformée par la lumière au moment du cliché, les artefacts de compression JPEG et les imperfections de l’écran.

Évidemment, ce sera toujours un pari. Si tout a l’air d’aller, il n’y a pas grand chose pour nous retenir d’appuyer sur la détente. La friction est réduite au strict minimum, l’achat est pratiquement immédiat – le temps d’avoir des remords hop trop tard c’est déjà payé. Et ensuite on attend, en général cinq à dix jours, en consultant fiévreusement les informations cryptiques de suivi (« colis pris en charge dans notre réseau », est-ce vraiment un progrès par rapport à « colis en cours de traitement sur notre plateforme logistique » ?).

Un jour, le colis arrive tout de même. Au déballage, il y a d’abord confirmation ou infirmation immédiate de nos hypothèses sur la couleur et le toucher du tissu, puis vient l’essayage. Mais la vraie surprise, à chaque fois, c’est l’odeur. Il y a des lessives qu’on finit par reconnaître, il y a les gens qui mettent du parfum pour masquer l’odeur de tabac froid, et puis parfois il y a simplement la trace presque imperceptible d’une odeur corporelle inconnue, qu’on détecte quand on enfile le vêtement pour la première fois. Cette proximité sensorielle crée une intimité qu’on n’a pas voulue mais dont on se sent responsable, une forme de voyeurisme, qui m’évoque un peu le fait d’entrer brièvement chez les gens quand on leur achète des trucs sur le bon coin.

2. Le mirage minimaliste

Ces derniers temps, dans mes rêves, je vois souvent la veste de créateur japonais que j’ai portée presque chaque jour de 2001 à 2010, jusqu’à ce qu’elle tombe en lambeaux : une veste en moleskine noire légèrement brillante, comme ces vêtements de charpentier qui fleurissent partout en ce moment, mais cintrée et avec de petits revers, et une poche poitrine qui s’ouvrait verticalement.

Je l’avais achetée dans la « boutique rouge » de Seiichiro Shimamura, rue Jean-Pierre Timbaud. C’était en face de mon immeuble et j’y passais pratiquement chaque semaine. Les vendeurs étaient tous gentils et trop beaux, les vêtements magnifiques et stylés et encore relativement bon marché, pour peu qu’on soit sur la liste des soldes privées.

La marque, 0044, n’existe plus aujourd’hui. Elle s’est cassée la gueule après un déménagement sans doute un peu ambitieux rue du Bourg Tibourg. Je ne saurais dire quand précisément, parce qu’après 2006 j’étais devenu trop pauvre pour m’acheter des fringues de créateur. Je continuais à porter celles que j’avais déjà, mais l’explosion des prix et la contraction de mes finances m’interdisaient de les remplacer. J’étais incapable d’aller m’acheter des vêtements pas chers comme un déclassé, alors je portais toujours les mêmes jusqu’à ce qu’ils soient en loques. Ça a marché un moment, j’arrivais à m’acheter une fringue par an aux soldes pour apporter un peu de sang neuf, mais en parallèle j’ai beaucoup grossi, ce qui n’arrangeait pas mes affaires. Je me suis trouvé boudiné dans des vêtements démodés et élimés, ce n’était plus vraiment tenable.

Faisant de nécessité vertu, j’ai décidé de chercher mon bonheur ailleurs que dans les apparences. J’ai abjuré la passion d’une vie, et au lieu de mes chemises Vivienne Westwood et de mes bottines J.B. Rautureau, j’ai décidé de mincir et de m’acheter des t-shirts unis chez Uniqlo. Je ne voulais plus jamais paraître coquet. Je voulais être dans le camp de ceux qui font, et je voulais que ça se voit. C’était vers 2012-2013, je bossais pour une start-up et, sans le savoir, j’avais simplement adopté le normcore en même temps que tout le monde : des vêtements peu nombreux et simples, mais solides et utiles, des couleurs ternes, surtout pas de motifs ni de marque apparente — sauf peut-être un petit « Patagonia » sur la poitrine.

VC style
[Suggestion de présentation]

Il n’est pas anodin que ce soit le style vestimentaire favori des tech bros de la Silicon Valley. Ça va avec le minimalisme hypocrite qu’ils revendiquent en toute chose, jusqu’à l’absurde, et qui est une forme de distinction : contrairement aux pauvres qui s’encombrent d’objets médiocres et innombrables, il s’agit toujours d’avoir peu parce qu’on a toujours les moyens de louer instantanément les services d’un travailleur pauvre, qui assume pour nous le fardeau de la propriété, ou d’acheter sur un coup de tête un truc dont on se débarrassera après. Et si vraiment on se décide à posséder quelque chose, ce doit être absolument parfait, l’objet ultime, le meilleur ordinateur, les chaussures indestructibles, le sac à dos multi-compartiments choppé sur Kickstarter, la veste imperméable et chaude et respirante et légère et sobre mais stylée quand même, et qui coûte 780$.
Au bout du compte, les chantres de dénuement passent donc leur temps à lorgner sur les nouveaux produits, à interroger leurs décisions, à chercher leur « endgame » puis à le revendre pour un nouveau grâal, remettant en cause leurs choix dès qu’un nouveau produit suprême sort ou qu’un nouveau joueur entre dans l’arène avec un truc mieux pensé.

(Je sais de quoi je parle : j’ai porté une veste Mission Workshop de 2014 à 2018. Et ne me lancez surtout pas sur les sacs à dos, je suis intarissable.)

De nombreuses entreprises ont identifié ce marché et proposent toute une foule d’objets ultimes, en général à destination de jeunes gens à hauts revenus mais sans guère de goût pour la mode, donc souvent des ingénieurs cherchant à diversifier leur garde-robe au-delà des t-shirts de groupes de metal. Les malheureux se font fourguer des bottines indestructibles mais inconfortables, des sous-vêtements en mérinos, ou des vestes techniques extérieurement indistinguables d’un coupe-vent Quechua, tout ça fort cher, contre la promesse d’acheter un produit qui durera, sera réparable, et ne se démodera pas.

Il existe une marque française qui occupe exactement ce segment, appelée Bonne Gueule. Si j’ai bien compris c’est l’émanation d’un blog de mode masculine (lui-même clairement inspiré de la section Male Fashion Advice de reddit), quoi qu’il s’en soit le résultat ce sont de fringues qui ressemblent étonnamment à celles catalogues de vente par correspondance pour vieux, type L’Homme moderne. Sauf que là les jeans sont en selvedge et les pulls en mérinos et les manteaux en loden, et les prix invraisemblablement élevés pour des trucs aussi laids. Dans l’esprit, ça m’évoque la chaîne de magasins allemands Manufactum, dont le créneau est de vendre des trucs dont les vieux ronchons se désolent qu’ils aient disparus, pour être remplacés par des ersatz de moindre qualité.

Les bonnes choses existent encore
[« Les bonnes choses, ça existe encore »]

Vinted, c’est l’exact inverse de l’objet ultime. C’est le refus de choisir. Pourquoi se prendre la tête six mois pour trouver la veste parfaite à 400 euros, alors qu’on peut en acheter quatre à 10 euros dans la même journée ?

3. Le vêtement à l’heure de sa reproductibilité technique

La question de l’ersatz est intéressante dans un domaine où ce qui rend les objets désirables est généralement immatériel. Pourquoi les trucs Off White sont-ils si chers ? Pourquoi certaines Air Jordan 1 se revendent-elles dix fois plus cher que les coloris disponibles en magasin ? Qu’est-ce qui fait qu’une marinière Comme des Garçons coûte 30 fois plus cher qu’une marinière Jules à la coupe pratiquement identique, à laquelle il ne manque qu’un petit logo en forme de cœur ? Qu’est-ce qui rend une copie acceptable – je veux dire suffisamment différente de l’original ?

Je me souviens par exemple d’un pull Alexander McQueen que j’avais trouvé reproduit à l’identique sur le dos d’un copain, un an plus tard. Le sien venait de chez H&M. Il existe manifestement une sorte de chronologie de la mode, qui autorise à suivre, à une distance respectueuse, les créateurs de l’échelon supérieur de la hiérarchie et à copier la coupe, la couleur, la matière de leurs vêtements, pour peu qu’on respecte la préséance. La propriété intellectuelle protège seulement la marque.

En somme, ce qu’il est interdit de reproduire, c’est le logo. Mais ce qu’il est impossible de reproduire, c’est l’aura, cet ingrédient magique dont les créateurs nimbent leurs vêtements et qui est censé en justifier le prix. Et voilà précisément ce qui rend Vinted irrésistible : on y achète des vêtements usés et imparfaits, certes, mais encore nimbés de leur aura de pièce originale. Tout ça pour 10 euros.

Pour tout dire, je suis toujours déçu quand j’achète un truc un peu cher sur Vinted. Mes Air Force One à 10 euros sont parfaites et je les adore (je les porte en ce moment même). Mes Jordan à 60 euros sont décevantes. Elles sont irréprochables mais rien à faire, je trouve qu’elles font cheap. J’ai l’impression de m’être escroqué tout seul en achetant un truc aussi cher d’occasion.

4. Injonctions contradictoires

Mon obsession pour les vêtements est revenue subitement, à l’issue de longs frémissements que je ne voulais pas voir. En revenant en région parisienne, il y a deux ans, première alerte : j’ai acheté un bonnet absolument hors de prix sans sourciller — j’étais à Citadium avec mon fils et j’en ai soudain eu assez de faire régner en permanence la discipline et la modération. Et puis bon, je crois que j’en avais surtout assez d’être fringué comme un sac.

Dans l’année qui a suivi, chaque fois que je devais traverser le périphérique, j’avais à nouveau le sentiment d’être mal fagoté, terne, vaguement répugnant – under-dressed. À l’automne dernier, n’y tenant plus, je suis retourné à Citadium avec la ferme intention de retrouver un peu de dignité. Ç’aurait été le moment de remplacer ma vieille veste japonaise : comme je le disais, les « vêtements de travail » sont à la mode, surtout parmi les gens qui n’ont pas d’activité manuelle. À vue de nez, la moitié des mecs du Grand Onzième (quart nord-est de Paris + dominions de la petite ceinture) se promène avec une veste « workwear » sur le dos, soit chinée, soit issue d’une jeune marque ironico-fétide — Bleu de Paname avec ses « vestes de comptoir » et Champ de Manœuvre ses « vestes de contremaître » ; Commune de Paris, Fils de Butte ou North Hill, qui convoquent l’imaginaire de Montmartre ; et mes chouchous, Fleurs de Bagne, avec leurs modèles au nom d’un goût absolument exquis :

(En 2012 déjà, Russell Davies disait que tout Shoreditch ne rêvait que de se promener en tablier de cuir.)

Mais en même temps je n’avais pas envie de recommencer à payer les prix délirants du retail, ni de replonger dans la spirale infernale des soldes privées et des offres exclusives. C’est comme ça que je suis arrivé sur Vinted : je voulais seulement une veste, et c’était tellement pas cher que j’en ai acheté trois. Et après, les digues étaient rompues.

Les marques de fringue de luxe ont tout à fait senti le vent tourner. Elles peuvent dénigrer les vêtements moins chers et tenter d’en discréditer la qualité, mais pas leurs propres vêtements de seconde main. Alors elles cherchent des stratégies pour reconquérir les clients qu’elles se sont aliénés et qui se tournent vers le marché de l’occasion. La marque Church’s, par exemple, vend aujourd’hui des chaussures reconditionnées en usine, comme si c’était des iPhones. Cela leur permet en plus de reprendre la main dans le débat actuel sur l’impact écologique de la mode, en se distinguant des marques de fast fashion, dont les pratiques absurdes sont de plus en plus contestées :

Pour autant, s’habiller sur Vinted en prétendant sauver la planète est un faux argument : j’ai peine à imaginer le nombre de camions pourris qui sillonnent la France pour transporter des vieilles paires de Nike d’un bureau de tabac de centre commercial à un taxiphone quelconque. Surtout, en créant un vigoureux marché de l’occasion, Vinted permet à plus de gens de financer leurs achats de fringues (un peu comme AirBnB soutient la hausse des loyers au-delà de ce que les locataires pourraient supporter normalement). Personnellement, les prix très bas m’ont remis dans une démarche de consommation frénétique, alors que j’avais fini par atteindre une forme de sobriété.

5. Répliques

Les fashionistas s’arrangent comme elles peuvent de la hausse du prix-du-prêt à porter en magasin depuis 15 ans. Il y a les gens qui grapillent les miettes aux soldes privées, ceux qui achètent d’occasion, et ceux qui trichent en achetant des faux.

Attention, ils ne parlent pas de « faux » ou de « contrefaçons », ce serait vulgaire, mais de « répliques ». C’est un terme que je connaissais pour les meubles de designers, mais que j’ai été surpris de rencontrer à propos de vêtements. L’hypocrisie est la même dans les deux cas. L’idée c’est : contrairement à la contrefaçon, la réplique ne prétend pas être authentique. Elle est ouvertement dépourvue de l’aura de l’original, dont elle n’est donc pas une copie. La réplique est un corps sans âme, parfait mais inerte. Et personne ne songerait à dire qu’une statue de cire est une fausse personne, n’est-ce pas ?

En pratique, évidemment, c’est plus flou. Il y a des forums entiers dont les utilisateurs dénichent, commandent et testent des répliques des vêtements de créateurs trop chers pour eux. Le phénomène touche souvent des marques de tech wear stylé, notamment Acronym, dont les prix sont absolument délirants. Les répliques sont généralement vendues sur TaoBao, un site tentaculaire où il est impossible de commander sans compte bancaire chinois.

Si on est hors de Chine, on doit donc passer par un agent, qui est une sorte d’esclave partagé très similaire aux livreurs Deliveroo ou aux gens qui gèrent les clés dans les AirBnB. L’agent commande pour vous sur des sites inaccessibles aux non-Chinois, reçoit vos colis, les déballe, les prend en photo pour vous puis, si votre majesté est satisfaite, « consolide » vos diverses commandes dans un seul colis, qu’il vous envoie. Tout ça pour une somme remarquablement modique. Le seul risque de l’affaire intervient au moment où le colis consolidé doit passer la douane : si un fonctionnaire un peu trop zélé inspecte votre colis, les marchandises sont confisquées. J’ai lu avec un certain amusement les trucs et astuces utilisés pour éviter les contrôles – avec leur mélange de sérieux total et d’irrationnalité empirique, ces conseils évoquent les préceptes de la biodynamie en matière de jardinage.

Admettons que les conseils ésotériques lus sur des forums obscurs portent leurs fruits, et que votre colis arrive. Vous pouvez alors évaluer la qualité et le degré de ressemblance de vos achats avec les originaux. Une copie parfaite est dite « 1:1 », et coûte un prix assez élevé. Par exemple, sur le plus gros site de vente de répliques de Air Jordan, chaque paire coûte une bonne centaine d’euros, plus les frais annexes (paiement par Western Union, agent, frais d’expédition…). C’est pratiquement le prix d’une paire neuve en magasin. La seule différence, c’est que vous pouvez alors choisir parmi tous les coloris, même les éditions ultra-limitées qui se revendent à prix d’or.

Évidemment je ne vous encourage pas à suivre ces conseils. Dans nos pays, le recel de produits contrefaits est sévèrement puni. Nous défendons bec et ongles la propriété intellectuelle, parce que c’est tout ce qui nous reste, la dernière base sur laquelle nous produisons de la valeur. Nous dessinons, les Chinois produisent. Nous sommes les auteurs, eux les exécutants. Nous seuls avons le pouvoir de créer l’aura. Et tout l’édifice s’effondre s’ils se mettent à produire de manière incontrôlée les marchandises dont nous organisons la rareté.

Pour ma part, ce qui m’intéresse plus que les répliques, ce sont les créations originales venues de Chine. Depuis quelques années, de nombreuses marques chinoises s’approprient le tech wear et produisent les vêtements d’une société dystopienne et surpolluée, des fringues de ninja cyber punk autrement plus stylées que les timides vestes techniques vendues par les jeunes marques américaines à des tech bros. Si j’étais plus jeune ou plus beau, je porterais avec joie un kimono tactique Reindee Lusion, ou l’incroyable veste Cobra de chez Enshadower.

J’ai menti, tout à l’heure : aujourd’hui je ne vais plus guère sur Vinted, sauf si par hasard un de mes articles se vend (il faut bien évacuer tous les trucs trop petits ou trop grands ou décevants que j’ai inévitablement achetés pendant ma phase compulsive).

Le charme s’est rompu le jour où le type du relais colis m’a reconnu. Il n’a pas demandé ma pièce d’identité, il était même allé chercher mes colis dès qu’il avait aperçu mon vélo. J’étais devenu un habitué. Il m’était arrivé à peu près la même chose au bar du coin, l’hiver dernier, et là aussi c’était le signe qu’il était temps d’arrêter.

ø

Image de titre : Foucault Power Knowledge par Boot Boyz Biz

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