Les pères

Posted by on Fév 12, 2015

La semaine dernière j’ai lu deux articles sur les masculinistes américains, ici et . Les auteurs étaient décidés à leur laisser une chance – de s’exprimer, de se justifier – et l’image qui en ressort n’en est que plus glaçante. On voit des types qui vivent dans un état de frustration sexuelle permanente alimenté par la certitude que toutes les femmes qu’ils trouvent attirantes ne cherchent qu’à séduire, mais ne veulent pas d’eux.

Elle porte ce que je ne saurais décrire que comme des vêtements parfaitement normaux pour une serveuse : haut blanc, veste et pantalon noirs. La vision de Max est plus élaborée : « C’est à mi-chemin entre pudique et aguicheur. En tenant compte de l’évolution des moeurs, c’est quasi Victorien. Elle veut être digne. Elle veut être convoitée. Les deux. Et pourquoi pas, ça a toujours été comme ça, mais je vous parie qu’elle dirait ‘Ce n’est pas pour vous que je porte ces vêtements !’ Alors que : ben si. Pas parce qu’elle veut coucher avec moi. C’est pour les pourboires. Mais quand elle sortira tout à l’heure, ce sera pour plaire aux hommes. Et ça ne me pose pas problème, hein ?

Le plus triste est que les male rights activists posent un diagnostic juste sur un certain nombre de points. Sans le savoir, ils déplorent d’ailleurs strictement les mêmes états de fait que ces féministes tant haïes – l’attitude passive et grégaire, effectivement exaspérante, des femmes américaines qui se conforment aux standards de comportement attendus d’elles ; les présupposés sur la propension innée des femmes à s’occuper des enfants et celle des hommes au labeur physique ; un processus de séduction codifié jusqu’à l’absurde et fondamentalement insatisfaisant ; etc.

Quand ils arrivent à voir juste, les male rights activists blâment les femmes pour les effets indésirables du patriarcat qu’ils ont à supporter. Et si c’était tout, on pourrait peut-être arriver à leur faire entendre raison. Mais pour expliquer la situation, le discours masculiniste préfère l’essentialisme. En substance : ‘les femmes ont eu l’égalité qu’elles demandaient, et vous voyez bien que ça ne les empêche pas d’être toujours des pimbêches geignardes et indécises qui ont besoin d’un homme. Quant à moi je suis incapable de me contrôler sitôt que j’aperçois un décolleté. Et tout cela, c’est la nature, c’est une réalité biologique. On n’y peut rien.’

A partir de là, il n’y a plus guère de discussion possible.

Je vous avoue que je blâme aussi le discours dominant chez les femmes. Le fait est que quand une femme ne fait pas l’effort de ‘se mettre en valeur’, hommes et femmes sont main dans la main pour la rappeler à l’ordre. Pas de pitié pour les grosses, les négligées et celles qui ont autre chose à penser. Et puis dès qu’on a des enfants, et même chez des gens bien élevés, éduqués, de gauche et tout, hein, les masques tombent : s’occuper des enfants, c’est un boulot de maman. Le père est là pour ‘rappeler les règles’, ‘incarner la stabilité’, ‘aider l’enfant à se séparer de sa mère’, etc. C’est absolument navrant. L’obsession pour les hormones et leur influence sur le comportement me paraît terriblement néfaste aussi. Si on va par là, les hommes sont en permanence irrigués de testostérone qui leur commande de baiser tout ce qui leur plaît et de coller des beignes à tout le reste – tiens, ça me rappelle quelque chose.

Les masculinistes voient bien que la situation actuelle, où hommes et femmes sont censément égaux en droit mais pas dans les faits, est intenable. Ils voient bien que les femmes s’astreignent à se présenter au monde pomponnées, dociles et baisables, en permanence – et qu’elles sont souvent les premières à s’y astreindre, tant individuellement que collectivement – mais ils ne tolèrent pas la dissonance qui en résulte : des femmes séduisantes mais qui ne sont plus décidées à coucher avec eux sur commande pour autant.

Il est donc assez logique que les masculinistes montrent leur vrai visage sur la question du viol. Cernés par des femmes qui adoptent les codes de la séduction mais se refusent à eux, ils en concluent que c’est vraiment trop injuste. Ils invoquent leur mal-être, leur souffrance. Bientôt, avec différents degrés d’enrobage et de circonlocutions, ils en arrivent toujours au même point : ‘elle n’aurait pas du rentrer seule / mettre un décolleté / accepter de monter dans sa voiture / l’épouser / etc’. Autrement dit : ‘elle l’a bien cherché’. Et voilà.

L’an dernier, j’ai lu un certain nombre de romans US pour les éditions Monsieur Toussaint Louverture, et cette image revenait toujours : la virilité tranquille du père qui allait gagner son pain à la sueur de son front dans une Cadillac rutilante. A table, le soir, il dispensait des vérités premières aux oreilles d’enfants disciplinés et beaux, tandis qu’une femme aimante apportait un dîner préparé avec amour, en attendant impatiemment l’heure du coucher pour se faire tringler. C’était la belle vie.

Le héros de The Ask, de Sam Lipsyte, est peut-être le plus emblématique : à la fois conscient de ses privilèges, mortifié par sa propre médiocrité et terrifié par la perspective du déclassement, Milo incarne la haine de soi de la classe moyenne blanche. La comparaison avec The Pale King, de Foster Wallace, est intéressante. Dans un des plus longs fragments, Foster Wallace raconte un père sérieux, digne, taciturne, droit et secret. Chez Lipsyte c’est un aventurier grossier, un jouisseur invétéré. Peu importe : le père a disparu et il ne sera pas remplacé. Ses chaussures sont trop grandes. Nous sommes une génération décevante, élevée dans le confort, qui a dilapidé ses années de fac à parler de post-modernité en fumant des joints à l’âge où nos pères affrontaient à mains nues la rudesse du monde réel.

On trouve pratiquement les mêmes scènes dans The Ask et The Pale King : le père qui meurt insatisfait de son fils, le maudissant pratiquement ; le père dont il est impossible de s’approprier les talismans – dans The Pale King, c’est le chapeau qui disparaît, dans The Ask c’est le couteau espagnol dont Milo est dépossédé par manque de charisme (il est incapable de convaincre les nouveaux occupants de sa maison d’étudiant qu’il l’avait oublié en déménageant. Personne ne prend sa défense, pas même une fille qui sait pertinemment que c’est bien son couteau) ; et les mères qui se découvrent lesbiennes sur le tard. Dans ce dernier cas, Foster Wallace fait rire jaune, alors que The Ask pousse le grotesque à bout, montrant la mère de Milo et sa copine sous une tente à oxygène devant du porno malaisien. Dans les deux cas, le héros se trouve en proie à un mal-être injustifiable : parce que la sexualité de sa mère ne le regarde pas, qu’il ne lui est pas permis de la désapprouver ; parce que sa mère s’est extraite du rôle que la société voulait lui assigner ; parce qu’elle savait ce qu’elle voulait, et qu’elle a fait ce qu’il fallait pour l’avoir – la mère de Milo finit par lui dire : ‘C’est pathétique : le système est entièrement dévolu aux hommes blancs hétérosexuels et toi, tu n’es même pas capable d’en tirer profit’.

Milo voudrait protester : ses privilèges ne lui ont servi à rien. Ils ne l’ont pas empêché de souffrir et d’échouer. Mais il sait bien, au fond, qu’il n’y a personne d’autre que lui-même à blâmer.

ø

Photo : Dad with 57 chevy in 1963, par Anthony Catalano

§