Le macronisme

Posted by on Juin 7, 2017

Camarade,

C’était donc ça, la start-up nation.

L’autre jour je suis tombé sur un site pour laisser des commentaires / noter sa ville, avec des étoiles et tout. C’était dingue. Les gens haïssent les pauvres, ils les trouvent sales et bruyants, inquiétants, et en tout cas ils ne veulent plus les voir chez eux. Qu’ils s’en aillent, qu’ils retournent dans leur trou de pauvres, mais en tout cas qu’ils ne nous imposent plus leur présence.

Le macronisme au fond c’est ça, à des degrés divers – les gens qui refusent qu’on construise des tours à Paris parce que ça leur gâcherait la vue. Les gens qui n’ont rien fait explicitement pour la misère des autres, qui ne la désirent pas spécialement, qui veulent simplement profiter en paix de leur confort, sans avoir à penser que c’est la merde pour les autres. On s’en fout, quoi, de ceux qui ne savent pas survivre dans le nouveau monde, c’est à eux de s’adapter, et en tout cas ça n’est certainement pas à nous de supporter le spectacle de leur désespoir. Lâchez-nous la grappe.

Le macronisme ce sont les gens qui n’aiment pas spécialement prendre leur bagnole, de leur propre aveu, qui ont « juste envie de se déplacer », qui trouvent que les écolos, les gens qui réclament des transports en commun et les cyclistes militants les emmerdent : ils n’ont rien fait, eux, ils veulent juste se déplacer. Est-ce leur faute si les enfants sont petits, les cyclistes fragiles ? Ils veulent juste se déplacer.

Avec ses abdos sculptés au crossfit, Macron c’est le visage humain du capitalisme, un masque en carton collé sur un ordinateur dans l’espoir d’en faire un sympathique androïde. Le macronisme c’est tout ce dont on n’a plus envie de discuter, tout ce qui relève désormais de l’évidence : plus de prisons, plus de routes et plus de policiers, moins de code du travail et moins d’immigrés non qualifiés, que sais-je. C’est le parti des gens qui en ont marre de la parlotte, qui veulent que ça avance un peu. Le parti des gens qui trouvent qu’on a assez discuté comme ça. C’est ce qui permet à tout le monde de se rassembler derrière lui.

L’an dernier j’étais obsédé par le Giscardpunk, avec un soupçon de nostalgie mortifère pour le minitel et les TGV oranges, mais là j’ai enfin compris que Macron c’était encore mieux. Le rebranding du TGV avec une termino start-up absurde et déjà ringarde confirme que le macronisme est néo-giscardpunk, tel un grille-pain Moulinex connecté.

La semaine dernière j’ai traduit un texte de l’OCDE qui recommandait d’enseigner l’entrepreneuriat dès la maternelle (il paraît que ça se fait au Danemark), afin que la grande aventure de l’entreprise ne soit plus réservée aux hommes blancs et riches – comme si c’était l’envie qui leur manquait, aux pauvres, comme si tout ça était une affaire d’image de soi et de *mentalités* qu’il faudrait faire évoluer. Juste après j’ai lu une interview à propos de « premiers de la classe », diplomés des grandes écoles et tout, qui choisissent des métiers manuels, et notamment des métiers de bouche. C’est un fait, dans le XIe les crémiers et les cavistes ont nettement plus la classe que toi ou moi – mais le point crucial est que ces « premiers de la classe » se lancent surtout avec assez de capital pour devenir directement patron et / ou avoir au moins l’assurance de ne jamais finir sous les ponts, même en cas d’échec. Je suis peut-être vieux jeu mais j’incline à penser que c’est cette trouille là qui inhibe les ambitions des gens, que c’est la peur concrète et fondée de tout perdre qui les tient enchaînés à des boulots débiles, parce qu’il faut bien payer leur loyer ou, pire, rembourser leur crédit.

(Le crédit immobilier c’est tout bénéf’, ça rend les gens dociles pendant qu’ils remboursent, ça engraisse les banques, ça fabrique de la croissance fantôme. A la fin ça fait des proprios tous fiers de leur petite demeure minable et manucurée, qui se prennent pour des châtelains alors qu’ils passent leurs week-ends à tailler leurs putains de haies, mais qui sont heureux parce qu’après s’être saignés pendant 30 ans ils peuvent enfin mépriser ces minables de locataires, du haut de leur pelouse à la con.)

Dans un pays qui s’enorgueillit de ses gigantesques groupes de BTP, groupes dont les relations incestueuses avec l’Etat ne sont plus à démontrer, on pourrait pourtant construire des logements pour tous, et même les leur donner gratuitement, au lieu de gaspiller le pognon de l’Etat en défiscalisation de programmes immobiliers de merde, d’imposer une bureaucratie kafkaïenne pour l’attribution de logements sociaux et des aides servant à payer les loyers. Je te parie que ça leur donnerait l’envie d’entreprendre, aux pauvres. Au lieu de ça on précarise les gens, on les rend dépendants de voitures qui leur coûtent un pognon pas possible, quand enfin on les aide c’est en les infantilisant.

Au fil des années je me suis retrouvé embringué dans un certain nombre de projets d’entreprises innovantes. Le business plan de tout le monde c’est (1) chopper des aides de l’Etat. Et si c’était pas ça ton plan on t’explique vite qu’il va falloir t’y mettre : il y a un parcours bien balisé à suivre, pour t’apprendre comment ça marche ici. Tu vas ramper pour avoir des aides, remplir des piles interminables de dossiers, engraisser un nombre incroyables d’intermédiaires censés attester de ton sérieux et de ta préparation à être un aventurier de l’entreprise. L’aventure de l’entrepreneuriat en France c’est tout le monde à la queue-leu-leu avec son gilet jaune.

(Tout ça vise en réalité à écrémer pour ne garder que ceux qui ont les moyens de poireauter des années avant de commencer à vendre un truc, histoire d’être sûr qu’on est entre nous, hein, en même temps que le processus te prépare à ce qui t’attend une fois que tu auras pignon sur rue, je veux dire la vraie réussite : ronronner au pied des politiciens pour conquérir des marchés avec leur aide, et faire des dossiers pour continuer à siphonner le fric de l’Etat à coups de CICE. Ta récompense ce sera de plastronner dans la presse pour vanter les miracles de l’entrepreneuriat French Tech.)

Bref le résultat de 40 ans de libéralisation, c’est qu’on se fade à la fois l’horreur du néolibéralisme ET les inconvénients hérités du capitalisme dirigiste à la papa (corruption rampante, bureaucratie foldingue, difficultés à déménager alors qu’on t’exhorte sans cesse à le faire), sans plus avoir aucun des avantages théoriques des deux systèmes.

Je lisais aussi je ne sais où que pour 80% des Américains (ceux hors tech / pharma / finance, ceux hors des centres urbains), les Etats-Unis sont un pays en voie de développement. Je pense qu’on va vers là, en France, je veux dire encore plus nettement qu’aujourd’hui. C’est clair qu’il y a deux circuits. Les villes sont en train de se réinventer sur le modèle de Paris : flambée des prix de l’immobilier, exfiltration des pauvres, happy few productifs, diplômés et écolos intra-muros, qui ne voient pas pourquoi tout le monde ne vit pas comme eux (et qui, parallèlement, ne voient pas pourquoi ceux qui se plaignent du coût délirant de la vie urbaine ne partent pas à la campagne).

Bref. Je ne sais même pas où je veux en venir. On va en chier, voilà tout.

ø

Photo : Didier Duforest

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