L’armistice

Posted by on Jan 23, 2017

J’ai tout le temps envie de fumer, mais sitôt que je craque, je suis déçu. C’est dégueulasse, sans intérêt, et après il me faut trois jours à patauger dans le brouillard pour me désintoxiquer, à tout trouver nul à chier. Un mois plus tard tout recommence, le même cinéma. Qu’est-ce que je veux ? Qu’est-ce que je cherche ? Qu’est-ce que je regrette exactement ? L’autodestruction joyeuse et insouciante ? La jeunesse ?

Pourtant à 15 ans j’étais persuadé que mon pic ce serait maintenant, entre mes 30 et mes 35 ans, une fois que je me serais enfin extirpé de mes réflexes de provincial, une fois que j’aurais dompté ma colère et trouvé des semblables. C’était la perspective qui me rendait tout supportable, notamment les échecs sentimentaux. A 30 ans, à n’en pas douter, l’âge aurait apporté une certaine gravité à mon visage poupin, et en plus d’être enfin beau je serais devenu serein, parce que d’ici là j’avais bien le temps d’avoir lu tous les livres. Avec tout ça j’allais nécessairement rencontrer l’amour, à un moment ou à un autre. Des enfants ? Avec joie. Pas d’inquiétude, puisque je serais devenu si sage.


De fait à 30 ans j’ai mué. Après des années de fausses routes et d’apathie et de rien, j’ai changé de vie d’un seul coup – je suis retourné à l’université me chercher une légitimité intellectuelle, j’ai arrêté de fumer, j’ai perdu 20 kg, mon fils est né, j’ai eu 30 ans, mes parents sont morts. Dans cet ordre.

En général je le raconte comme ça et je m’en tiens là. Ca a l’air magique, et d’ailleurs je me demande assez souvent comment j’ai fait. Comment je suis passé de l’état de larve velléitaire à celui d’allégorie du sens du devoir.

La vérité c’est que je ne supportais plus l’idée de décevoir – tous les amis qui demandaient quand est-ce que j’allais faire un livre, et mes parents dont chaque « Et comment ça va en ce moment ? » était un coup de poignard, et moi, surtout, qui avait passé tant d’années persuadé que le monde ne tarderait pas à reconnaître mon génie – d’un instant à l’autre, désormais.

(L’amour je l’ai rencontré à 18 ans et nous avons finalement eu une fille aussi, à la grande surprise du corps médical – comme quoi les prédictions, hein)

C’est difficile de décrire l’effort de volonté et de discipline que je dois produire au quotidien pour ne pas redevenir : rien. C’est difficile de décrire l’angoisse que je ressens quand j’ai l’impression de rechuter, c’est-à-dire sitôt que je vois les retards s’accumuler, ou simplement quand les choses ne marchent pas tout à fait comme je l’espérais.

Alors je fais. Je m’occupe des enfants, j’aménage la maison, j’essaie de garder le contact avec tous les amis de toutes les époques et de toutes les villes. J’apprends, je travaille sans relâche, je fais des choses dont je ne me serais jamais crû capable.

Et je ne suis toujours pas satisfait. Jamais content.

D’un mois sur l’autre je suis obsédé à l’idée qu’on parte vivre à Berlin, ou Bruxelles, ou Montréal, ou Séoul. Ca dépend des semaines, mais la plupart du temps c’est quand même Berlin. J’ai tout préparé. J’ai visité une école pour les enfants, un quartier, un atelier de sérigraphie, pratiquement un appartement. C’est possible, plus qu’à appuyer sur la détente.

Mais après un an à trépigner, voilà que j’hésite. Mes parents morts, il n’y a plus personne pour me freiner en quoi que ce soit, et paradoxalement ça m’a rendu un peu trop circonspect – parce qu’il n’y a plus personne qui puisse pardonner mes erreurs.

A un moment il va quand même falloir que j’arrive à digérer cette histoire de parents morts. Faire la paix je ne sais pas, mais peut-être un cessez-le-feu, déjà.

Cet été, pour commencer, j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai trié les photos. Il y en avait des mètres cubes. Les voyages organisés de mes grands parents, la vie de célibataire de mon père, mes dix-sept premières années, et puis des albums entiers de gens morts depuis longtemps et dont j’ai hérité parce que mes rares cousins ont des parents moins sentimentaux que ne l’étaient les miens. Et puis mes photos. Jusqu’à 20 ans j’en prenais tout le temps.

J’ai passé trois jours seul à la table de jardin, à remonter l’une après l’autre les caisses qui moisissaient à la cave depuis cinq ans, à en extirper des piles de photos pour accorder à chacune un regard, puis à remplir impitoyablement d’énormes sacs poubelles avec les diapos de monuments et les portraits de gens oubliés de tous, les photos ratées et les peu flatteuses, celles que je n’ai jamais supportées et celles que je ne connaissais pas mais qui m’ont tordu le ventre.

J’ai vu mon père vieillir à un rythme stable puis exponentiel après ses 50 ans, ma mère prendre et perdre alternativement des dizaines de kilos, jusqu’à être parfois méconnaissable, j’ai vu mes grand-parents strictement égaux à eux-mêmes entre 1975 et 2000, j’ai revu des gens totalement oubliés, j’ai vu vieillir la famille et les amis, ceux que j’aime toujours et ceux qui ont disparu des radars. J’ai vu les moments de bonheur et ceux où j’étais déjà paumé.

En regardant toutes ces photos : impossible de m’identifier au garçon indolent et mou et qui pourtant occupe toujours le centre de l’attention (fils unique de gens qui se sont connus tard). Soudain dans des photos regardées cent fois je ne voyais plus que le fric qu’avaient dû coûter les jouets, la logistique complexe des voyages et les compromis que la présence d’un enfant avait dû exiger.

(Il y a un cap invisible au-delà duquel on s’identifie plutôt aux parents consternants et injustes qu’aux sympathiques héros des teen movies.)

Quand on a un seul enfant, on peut être dans la négociation permanente. Il pardonne nos faiblesses et nous acceptons ses enfantillages. Avec plusieurs, je ne sais pas me comporter autrement qu’en connard de scout – le cadre, les règles, la rigidité. Chacun à sa place. Donner l’exemple. Tiens-toi droit.

La souplesse de mes parents, la fluidité de nos relations me manquent, à tout point de vue.

J’ai gardé une petite boîte avec les photos, et une autre avec quelques diapos. Parmi elles : la photo de mon père testant son voilier tout neuf avec ses amis. C’était un peu avant qu’il ne rencontre ma mère, je crois. Il avait exactement mon âge actuel. J’ai aussi gardé toutes celles où ma mère a été photographiée par surprise, ou bien a trouvé en elle la force d’avoir l’air, un court instant, de quelqu’un que ça ne dérange pas d’être pris en photo.

J’ai gardé tous les moments où mes parents étaient invincibles et beaux et heureux. J’ai gardé les photos où ils ressemblent enfin au souvenir que je veux garder d’eux. J’ai gardé les photos sur lesquelles je peux les voir avec mes yeux d’enfant.

Des fois je vois bien que j’essaie de devenir mon père, mais c’est dur. L’autre jour sur France Culture j’ai entendu que Louise Michel était surnommée la nonne laïque, et ça m’a frappé parce que c’est l’expression que les amis de mon père ont utilisé à ses funérailles : un saint laïc.

Je me suis surpris à rassembler, comme lui, les miettes du petit déjeuner pour aller les donner aux oiseaux tandis que mes enfants partaient jouer, insouciants et riants comme des maniaques. C’est un début.

Ce qui m’inquiète : si on reste ici, je deviens définitivement mes parents, à vivre dans un trou, à l’abri du monde, en me projetant à l’étranger et à Paris de temps en temps pour voir les amis ou aller au musée. C’est exactement ce que je voulais en quittant Paris : le confort, le calme, du temps pour mener des projets à bien à l’abri de la compétition permanente que le XIe avait fini par représenter pour moi.

Mais je ne peux pas mener la même vie que mes parents sans tout ce qui avait sauvé les leurs de la médiocrité – je veux dire le militantisme, les amis tous les soirs à la maison, la force tranquille qui semblait toujours les animer. Et la question n’est pas de savoir si je la trouverais ici, cette sérénité, mais bien de savoir si je la trouverais ailleurs – et si à l’inverse je ne risque pas plutôt, en ouvrant mes cartons à Berlin ou que sais-je, de déballer la haine de soi et le sentiment du ridicule et de l’absurdité que j’aurais soigneusement emballés à la maison.

Je ne sais pas si j’ai le courage de déraciner ma famille pour un caprice. Je ne veux pas faire partie de la classe créative internationale. Et en même temps j’ai du mal à digérer la perspective de la reproduction. Ca me fait de la peine de faire subir à mes enfants ce que j’avais tant de peine à pardonner à mes parents, adolescent, je veux dire leurs ambitions flétries, la province, le calme. J’ai l’impression de condamner mes malheureux enfants à la même rébellion sans objet.

Dans Hyperion de Dan Simmons, un personnage (le poète) s’achète une maison ruineuse dont les pièces, toutes situées sur des planètes différentes, sont reliées entre elles par des sortes de portails dimensionnels. C’est un peu l’effet que ça me fait quand je me dis que je vais rester vivre dans ma forteresse au bord de l’eau, en prenant l’avion quand ça me chante ou quand je m’ennuie, pour aller voir comment ça se passe ailleurs, apparemment immunisé contre la misère rampante et la géographie.

Par rapport à ce que nous avaient promis les générations précédentes, il a fallu si longtemps pour atteindre une forme de stabilité, de confort, qu’ils me font l’effet de ces trésors qui s’avèrent largement symboliques une fois que l’explorateur avide qui les cherchait depuis le début du film les découvre enfin au fond d’une grotte, après avoir laissé sur le carreau les deux-tiers de son expédition.

La seule perspective de rédemption, pour l’instant : que notre maison devienne celle de Michael Caine dans Les Fils de l’Homme. Le phare, l’oasis, la planque pour ceux qui veulent se retirer loin de la rumeur du monde.

A première vue tout a l’air d’aller si bien, ici – sérieusement on a des trottoirs en pierre de taille. Les chasseurs forment une file de 4×4 parfaitement ordonnée pour se rendre à leurs cours d’aquagym, patients et disciplinés comme des fourmis métalliques. Les enfants sont heureux d’aller à l’école. On va faire de la voiture téléguidée et des pics-nics à la plage, du bateau. C’est difficile de concilier cette expérience du quotidien avec l’impression tenace qu’on sera bientôt sous les eaux et à la merci de la milice.

Finalement, après six mois de rêves récurrents, j’ai cédé – j’ai pris mon petit vélo, je suis monté dans le train et je suis retourné une dernière fois là où j’ai grandi. J’avais l’espoir un peu flou que ça me permettrait de boucler la boucle.

D’abord je suis allé voir ma maison. Extérieurement elle n’a pas changé du tout, elle est peut-être un peu sale mais ça lui va bien. Il y a même du lierre qui pousse sur une des façades, maintenant. En tout cas elle n’était ni si laide que dans mon souvenir, ni si menaçante.

(En réalité c’est simple : elle avait seulement l’air habitée)

C’était dur de me retenir d’entrer. Je suis allé voir derrière, espérant jeter un coup d’oeil par la véranda, mais je n’ai rien pu voir. Surprise : à la place du grand pin parasol sur lequel donnait ma chambre et que j’ai tant contemplé en rêvassant, il ne restait plus qu’une souche.

Après je suis allé voir mon lycée. Un samedi matin de grand froid, j’étais absolument seul, c’était parfait. Tout était fantastiquement identique à mon souvenir. L’étang, le petit pont, le garage à vélos, le hall d’entrée qu’on devine, au-delà des portes vitrées. Il ne manquait que quelques autres retardataires pour corroborer mon impression d’être à la bourre pour le cours d’allemand.

L’étang était gelé mais je n’ai pas vu les canards processionnaires qui faisaient notre joie il y a vingt ans – à croire que je les ai inventés.

En ville : inexplicablement mes boutiques favorites sont demeurées, elles aussi, parfaitement immobiles, y compris celles qui auraient dû sombrer il y a longtemps – les disquaires, la boutique de jeux de société, la librairie de BD, beaucoup de bars.

La piétonnisation / nettoyage du centre-ville est une réussite, les bars étaient pleins, les façades éblouissantes, les magasins pris d’assaut. J’ai paradé partout sur mon petit vélo rose, avec peut-être l’espoir inavoué que quelqu’un finirait par me reconnaître. Non.

A la fin de la journée, avant de prendre le train du retour, j’ai traversé à nouveau toute la ville pour retourner voir mon vieux lycée. Le soleil radieux commençait à décliner. Cette fois j’ai poussé un peu plus loin, jusqu’à l’extrémité de l’enceinte, et j’ai découvert une petite piste cyclable contournant le lycée par l’arrière, qui n’existait pas de mon temps. Je m’y suis engagé pour aller voir la cour.

J’ai souri sincèrement parce que rien n’a changé – le terrain de volley, le mur de tag, les petits recoins pour ceux qui veulent échapper à la surveillance permanente des pions et de leurs camarades. Il y a toujours un baby foot et des bancs qui se promènent, au gré de l’humeur des élèves et de leur capacité à se coordonner pour les soulever.

Et tandis que j’observais la cour derrière le grillage, un jeune homme est apparu, un ballon de basket à la main. J’ignore ce qu’il faisait là – c’est peut-être le fils des occupants d’un des logements de fonction. Il m’a regardé bizarrement, parce que je devais avoir l’air très bizarre.

Il y a vingt ans c’est moi qui était parqué dans cette cour, de l’autre côté du même grillage. Je bouillais de savoir ce qui se tramait au dehors. Ce qui m’attendait. Je voulais tant quitter le petit bain et aller me mesurer au monde.

Le soleil commençait à se coucher, mon train n’allait pas tarder – je me suis levé et j’ai dit « Au revoir. »

Bon c’est pas magique, je n’ai pas de réponse. Est-ce qu’il faut partir, où, quand, est-ce que ce serait un désastre, est-ce que je suis en train de me fourvoyer, est-ce que je devrais juste arrêter de faire chier, je ne sais toujours pas.

Mais au moins l’armistice est signé. J’ai dit au revoir à l’adolescent que j’étais, il va bien, je l’ai laissé dans son monde clos et immobile. Il s’est retenu de faire trop de sarcasmes, peut-être parce qu’il me sait gré d’avoir évité les principaux écueils – les honneurs, les patrons, la respectabilité. Le compromis.

Ecrire, mon amour, mes enfants. C’est là, c’est maintenant.

ø

Photos : banlon1964

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