Une question de perspective

Posted by on Sep 4, 2015

Premier mercredi de septembre. Les touristes sont partis mais l’été a décidé de rester pour un dernier verre. J’en profite pour aller déjeuner sur la plage, dans une espèce de paillote branchée qui jouxte l’école de kitesurf (I shit you not), l’une et l’autre tenues par des jeunes gars stylés et barbus comme dans une pub Quicksilver.

Me voilà bientôt installé seul en terrasse avec mon bouquin, la plancha chauffe, le soleil brille, juste un peu de vent, bref tout serait parfait s’il n’y avait pas ce type qui tient la jambe du patron de la paillote. Il a une petite cinquantaine, un t-shirt noir qui camoufle mal son bide, les cheveux blancs et en brosse – il me fait penser à un expat’ revenant d’Afrique, avec son air de baroudeur pas trop fin. C’est une vraie pipelette, on n’entend que lui (et puis, soyons honnête, quand je suis seul au bar ou au resto, je n’aime rien tant qu’écouter les conversations des autres).

Manifestement le type connaît le tenancier de la paillote, au moins un peu. Il est sans doute restaurateur lui aussi parce qu’ils parlent affaires – si ça a marché cet été, qu’est-ce qui s’est le mieux vendu, etc. Rapidement, les intentions du baroudeur se précisent : en fait il a acheté un barbecue trop gros pour son resto, et il est venu pour essayer de le fourguer au type qui tient la paillote. L’autre ne répond guère. Les gars de l’école de kitesurf proposent 50 euros pour déconner.

Quand il devient clair que personne n’en veut, de son barbecue, le baroudeur enchaîne sur la dureté du métier de restaurateur en zone touristique : on perd de l’argent si on ouvre l’hiver, on est écrasé de charges, etc. Le type de la paillote lui dit qu’il ne va peut-être pas nous faire chialer non plus, puis sort mettre mes sardines sur la plancha enfin chaude (Ah !).

Quand il revient avec mon assiette, Bob l’aventurier a un nouveau truc à lui raconter.

« Ah et puis si tu veux je connais une super pute.
– Ah euh-
– C’est dans une résidence vers la gare, là, tu tournes à gauche au feu et c’est là. Même pas un hôtel, non c’est cool. C’est deux Brésiliennes, bon surtout une, et vraiment elle est nickel. Plutôt que de te faire chier avec une maîtresse, .
– …
– Non parce que sérieux, tu veux te faire une nana, tu vas au moins l’inviter au resto, non ?
– OK c’est bon je vois où tu veux en ven-
– Et attention, c’est une belle nana, hein. Et une bonne baiseuse. Oh ça oui, une bonne baiseuse !
– …
– C’est une étudiante, elle en France pour 4 mois, elle se fait un peu de fric. Boh et comme elle me dit, elle choisit ses clients.
– …
– T’as envie de baiser, paf t’appelle et c’est bon, tu te pointes. Pas besoin de se faire chier. Pis c’est pas trop cher. Bon, 80 boules, quoi.
– …
– Des fois je prends sa copine aussi pour me faire une ‘touze. C’est cool. Attention je paye, hein.
– …
– Une fois en sortant j’ai croisé Jean-Yves, il comprenait pas ce que je foutais là mais je l’ai baratiné, il y a vu que du feu ! Comme c’est pas un hôtel, insoupçonnable ! Ha ! »

J’ai payé mes sardines et je suis parti à toute vitesse sur mon petit vélo, en repensant à ce texte-là :

Dans ma valise pour aller bosser, j’ ai un tas de capotes, des mouchoirs (BEAUCOUP de mouchoirs), du bain de bouche, des bonbons, des médicaments, du lubrifiant, des chaussures à talons immenses et des fringues et de la lingerie « érotique » (vulgaires et mal coupés)
Là encore, c’est avec le temps que c’est venu. Au début, je pensais bien sur aux capotes, mais pas du tout aux mouchoirs ou au bain de bouche.
Je ne réalisais pas en fait.
Pour les fringues, disons que c’est un genre d’investissement. Comme on refait la moquette ou les peintures dans un restaurant, ben là, c’est pareil.
Vu que je me suis constituée un noyau d’ habitués, je tiens à le garder.Alors j’entretiens le truc.

A quelques minutes de recevoir ou d’ aller à la rencontre d’ un client, j’enfile de la coke et de la came. Plein.
Je ne peux plus le faire une fois qu’ ils sont là.
Je ne dois surtout pas me faire griller que je suis une camée notoire. Parce que les clients de putes, c’est des gens gentils. Ils ne vont pas chez les putes macquées (mais ça tourne quand même à plein régime), ils ne financent pas la drogue des toxicos (si ils avaient une droguée en face d’ eux, ils le verraient), et ils sont toujours gentils-propres-respectueux-et-plein-d’autres-trucs-qui-sont-juste-évident-mais-qui-semblent-mériter-un-cookie-à-leurs-yeux. »

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Photo par Jeanne Menj

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