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Posted by on Jan 8, 2016

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En Russie, les jeunes intellos moscovites désemparés de voir leur pays sombrer dans un autoritarisme grotesque ne luttent pas contre Poutine (trop dangereux), et ils ne s’exilent pas non plus (trop contraignant). Ils restent chez eux, anesthésiés, à regarder la télé en pestant. Ils appellent ça l’exil de l’intérieur : retrouvez toute l’impuissance et le déracinement de l’exil, sans bouger de chez vous !

J’avais entendu ça dans un reportage à la radio allemande, il y a trois ou quatre ans. J’étais en train de courir autour du lac Daumesnil, à la nuit tombée, et j’avais trouvé ça prodigieusement russe de théoriser ainsi l’apathie et l’impuissance petite bourgeoise jusqu’à en faire un mouvement avec un nom, peut-être même un logo ou un manifeste.

Dans les reportages de Deutschland Radio sur la Russie, la question de « l’âme russe » (ou assimilé) revient toujours. Je me souviens m’être trouvé face à un gouffre culturel en écoutant un reportage sur les J.O. de Sotchi, je crois, avec une jeune Russe extatique expliquant à quel point le set du DJ qu’on entendait en fond sonore était essentiellement, fondamentalement russe. Elle s’en foutait des questions de la journaliste sur la corruption et le gaspillage d’argent public. Elle voulait nous expliquer la russitude de la transition qu’on venait d’entendre.

Ce genre de sortie laisse toujours les journalistes allemands tout à fait sceptiques, un peu comme quand ils tentent d’expliquer à leurs auditeurs nos arguties invraisemblables sur la laïcité, le mariage homosexuel ou la bouffe.

(Toujours à propos de la Russie : je lisais l’autre jour, je ne sais plus où, que l’outil de propagande le plus efficace de Poutine, ce n’est pas Russia Today, dont les mensonges sont grossiers au point d’être risibles, mais plutôt une chaîne de télé qui diffuse des faits divers 24 heures sur 24, avec force détails sordides. Comme ça tout le monde reste bien persuadé qu’une main de fer est nécessaire.)

En septembre dernier, en me préparant à prendre l’avion, j’ai constaté, stupéfait, que ma carte d’identité était périmée. Dix ans ont donc passé depuis la fois où je suis rentré en France seulement muni d’un laissez-passer obtenu auprès d’une fonctionnaire extrêmement patiente de l’ambassade de France à Berlin – à qui j’aimerais pouvoir un jour faire mes excuses de m’être présenté dans son bureau encore alcoolisé et contenant à grand peine mon hilarité. Ah, la jeunesse – bref. Dix ans, donc, que je n’ai pas mis les pieds à Berlin. J’ai horreur de voir le temps si précisément mesuré.

A l’époque j’avais à peu près perdu mon allemand, à force de fainéantise. Pour le reconquérir, j’ai écouté la radio allemande, beaucoup, en courant. Les premières fois ont été atroces. Je suais comme un goret en tentant de comprendre quelque chose à Europa Heute, mais les trois quarts du temps j’étais complètement perdu. Je me sentais amputé d’une partie de moi-même – et pas n’importe quelle partie : mon adolescence. Consciemment ou non, c’est elle que je voulais retrouver en réapprenant la langue de Nietzsche, Kleist et Thomas Bernhard.

Alors j’ai couru, couru, couru. Au début je me préparais en lisant la description des podcasts, pour ne pas passer la moitié du reportage à comprendre ce dont il était question. Et puis un jour je me suis aperçu que ça n’était pas nécessaire. Je ne sais pas combien de fois j’ai fait le tour du Lac Daumesnil, finalement – suffisamment, en tout cas, pour apprendre beaucoup de choses sur la Russie. Le jour où j’ai réalisé en racontant un truc que je ne savais plus si je l’avais entendu en allemand ou en anglais, j’aurais pleuré de joie.

En décembre dernier j’ai traduit le catalogue d’une agence de voyage suisse. Il y avait notamment une croisière voilier + vélo en mer du Nord, autour de Rügen, et j’ai senti mon coeur se serrer. J’aurais voulu partir tout de suite. Voir Victoria n’a rien arrangé : c’était comme de savoir enfin ce qu’étaient devenu mon correspondant de seconde et ses potes.

Alors je sais bien qu’il n’y a pas de retour en arrière, pas d’âge d’or à regretter ni à retrouver, où que j’aille. Ca ne m’interdit pas de rêver à quitter l’exil de l’intérieur pour faire la dernière partie du chemin : retourner à Berlin et enfin retrouver ma langue, et puis parler à n’en plus finir, debout dans la rue une bière à la main, sous trois ou quatre couches de vêtements – l’alcool et les amis et le froid suppléant inexplicablement aux imprécisions de ma grammaire de mon vocabulaire, le temps que ça revienne complètement.

ø

Photo : Kaffee Burger, par Lucía Ponce (photo en tout point conforme à mon souvenir)

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